Qui n’a pas senti de suée d’angoisse en découvrant cette image : une affiche annonçant l’arrivée d’une version comédie musicale du cultissime la Haine, collée juste à côté de celle des Dix Commandements, l’envie d’aimer avec Pascal Obispo, à la Seine musicale à Paris ? Qui n’a pas redouté d’entendre le titre phare de la BO, Assassin de la police (DJ Cut Killer), massacré a cappella façon The Voice ou les flics chanter leur quotidien dans les cités avec le timbre de Garou ? Vous, peut-être ? C’est bien normal. Réalisée en 1995, la fresque sociale de Mathieu Kassovitz sur le quotidien des jeunes garçons des quartiers populaires, sur le rapport désastreux qu’entretient avec eux l’institution policière, est illico devenue un hit fondateur, en France mais aussi à l’international – le magazine Vice a par exemple consacré un article sur l’obsession des jeunes Serbes de Belgrade pour le film.
Grande appréhension et soulagement énorme
Avec lui, une génération de spectateurs de milieux divers découvrait une autre peinture de la vie dans les cités que celle alors diffusée en boucle sur quatre chaînes de télé. Le pouvoir d’identification et de réparation fut tellement puissant pour une majorité d’habitants des cités que la VHS, puis le fichier vidéo, tourne de main en main depuis trente ans. Le média RapMinerz calculait l’an dernier que plus de 200 rappeurs avaient fait référence à la Haine dans leurs textes – aussi bien des anciens comme Booba ou Rohff que des Jul ou Alpha Wann. Une comédie musicale ? On ne fait pas n’importe quoi avec le drapeau de la France.
A grande appréhension, soulagement énorme. Le fait sûrement que «Kasso» (qui fait un caméo dans le spectacle) porte lui-même ce désir d’adaptation live, actualisée dans la France de Bardella et de «Justice pour Adama». Ce grand écart entre le film et le genre de la comédie musicale paraît contre-intuitif mais il en rêve depuis longtemps et le mène en collaboration avec la star québécoise des shows pétaradants Serge Denoncourt, le rappeur et producteur Proof à la direction musicale, l’artiste JR à la vidéo et une grosse poignée de stars d’horizons divers, d’Angélique Kidjo à Benjamin Epps. Le spectacle trouve malheureusement dans l’actualité récente une grosse caisse de résonance. Le lendemain de l’annonce de la comédie musicale, le 27 juin 2023, le jeune Nahel Merzouk mourait sous la balle d’un policier lors d’un contrôle routier à Nanterre. En référence à la phrase du film de 1995 «Jusqu’ici tout va bien», le spectacle est ainsi sous-titré «Jusqu’ici rien n’a changé». En tout cas, selon Mathieu Kassovitz, le rapport des institutions policière et judiciaire avec les cités est toujours le même.
Une ambition politique dans la veine d’un «West Side Story»
Ce qui a changé dans les quartiers populaires tout de même, admettait le réalisateur sur France Info, c’est le grand nombre de modèles d’identification, dans le sport, la culture, l’entrepreneuriat, les médias, nés en trente ans. Et derrière tous ces jeunes danseurs, acteurs, rappeurs (notamment Alexander Ferrario, Samy Belkessa et Alivor) qui dévorent ce soir le plateau de la Seine musicale, fief des shows populaires bien mainstream et familiaux installé dans la banlieue huppée de Paris, c’est aussi ce type particulier d’émotion : la sensation qu’ils deviendront eux aussi des modèles possibles pour d’autres, comme les personnages de Vinz et Saïd avant eux. Certaines scènes leur offrent de géniaux terrains de comédie, comme celle de la tentative ratée de vol de voiture dans Paris, en réalité un «taxi autonome» nouvelle génération et dirigé par une IA raciste qui finit par débiter automatiquement aux casseurs une somme stratosphérique sur leur CB.
Autre chose a changé positivement en France depuis, c’est le look des comédies musicales, passées en une dizaine d’années d’épouvantables nanars à regarder au 8e degré (façon Cindy de Luc Plamondon) à d’élégants shows plus chiadés comme le Starmania de Thomas Jolly. Combien d’entre eux, néanmoins, portent aujourd’hui une ambition politique dans la veine d’un West Side Story ? Les spécialistes du genre notaient qu’outre-Manche et outre-Atlantique, le meurtre de George Floyd et le mouvement Black Lives Matter n’avaient pas donné lieu à des productions marquantes. Cette Haine live pourrait bien en être une, elle qui appartient à cette nouvelle famille de grands spectacles fédérateurs, très sophistiqués, avec des acteurs-chanteurs sonorisés de bout en bout, des séquences musicales et chorégraphiques intégrées au drame de manière moins téléphonées, des décors qui n’ont plus rien du carton-pâte mais s’animent devant nous en vidéos immersives avec pléthore d’effets caméra. La performance technologique est incroyable ! Ne dirait-on pas d’ailleurs… un film ?
Créer un moment de concorde républicaine
Un peu, c’est vrai, au point d’amenuiser la sensation du direct. Mais on la trouve tout de même dans l’énergie bien palpable des danses urbaines, joliment chorégraphiées par Emilie Capel et Yaman Okur, et déclinées ici du break au krump avec clins d’yeux vers les années 90. On la capte surtout dans la salle, les spectacteurs d’allure très mixte, venus pour partie chercher le bonbon nostalgique de leur adolescence et qui entendront ce que les compositeurs Youssoupha, Sofiane Pamart ou Médine ont aujourd’hui à dire des stigmates interminablement portés par la banlieue mais aussi des conditions d’exercice déshumanisantes des flics. Avec son crescendo d’émotion final gonflé à bloc par des violons très Christopher Nolan, et par ses lettres «AMOUR» et «VIVRE ENSEMBLE» qui s’affichent en géant, avec son côté «la Haine 2024 pour petits et grands de 7 à 77 ans», le spectacle et son angélisme sera inévitablement boudé par quelques nez délicats mais il remplit haut la main la mission qu’il se donne : créer un moment de concorde républicaine, fédérateur, inclusif, non polémique, batailler sur le plan symbolique en offrant à un très large public une image de la même trempe qu’Aya Nakamura devant la Garde républicaine aux JO (séquence historique citée dans le spectacle). Sur ce terrain, ce soir, l’émotion palpable du public est sans doute à la mesure de son inquiétude.
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