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Séduction sous haute tension
Le ministre de l’Intérieur est sur tous les fronts pour mettre en haut de l’agenda politique de nouveaux textes durcissant les conditions d’immigration, au risque de faire vaciller la fragile coalition gouvernementale.
Le bulldozer sait y faire. Il faut les entendre, ces sénateurs socialistes, louer en Bruno Retailleau «un gars extraordinairement courtois», ou ces ministres macronistes étonnés de découvrir «quelqu’un de fin et charmant» chez leur urticant collègue de l’Intérieur, qui décolle lundi 28 octobre pour le Maroc en compagnie d’Emmanuel Macron. Adepte du gros rouge qui tacle pour saper l’Etat de droit, «ni intangible ni sacré», dans les pages d’un Journal du dimanche extrême droitisé, le lecteur de la philosophe Hannah Arendt sait aussi badiner avec Léa Salamé et Charline Vanhoenacker sur la plus à gauche France Inter. Le small talk, il connaît. Toujours prêt à s’enquérir du nom de jeune fille de votre mère si vous lui confessez des origines vendéennes, ou à vous demander, à l’approche des vacances scolaires, si vous avez des enfants. Et vous ? «J’en ai huit», peut-il répliquer pour se moquer de sa réputation de catho tradi, lui qui n’en a «que» trois, avec son épouse, médecin scolaire.
Il en faudrait plus pour dérider la gauche, qui voit en Bruno Retailleau la «figure abjecte» d’un gouvernement «macrono-lepéniste» (Mathilde Panot, présidente des députés LFI) ou l’arrivée au pouvoir de «la Manif pour tous» (Olivier Faure, premier secrétaire du PS), même si l’intéressé a pris soin de s’emparer de la lutte contre l’homophobie dans les stades. A force de provocations, le nouveau taulier de la Place Beauvau ferait presque passer son prédécesseur, Gérald Darmanin, pour un gauchiste. L’immigration ? Ce n’est «pas une chance». La justice ? Il y aurait «un droit à l’inexécution des peines», dénonce-t-il. L’ancien lieutenant de Philippe de Villiers a un projet politique à droite toute. Au risque de faire exploser la maigre coalition de Michel Barnier. «En disant “l’ordre, l’ordre, l’ordre”, Bruno Retailleau peut en effrayer quelques-uns, mais c’est ce qui est attendu de lui chez d’autres, applaudit le député Les Républicains Philippe Gosselin. C’est le ministre de référence pour une partie de la droite. On n’attend pas un autre discours.»
Sur l’immigration, la zizanie dans le groupe EPR
Si le gouvernement survit à l’examen du budget, Retailleau a déjà prévu un roboratif programme législatif pour 2025. Une loi sur la lutte contre le narcotrafic et deux textes sur l’immigration. Même si Matignon assure que rien n’est arbitré à ce stade, Retailleau planche sur un projet de loi transposant le Pacte européen sur la migration et l’asile et, surtout, sur la reprise d’une proposition de loi sénatoriale recyclant l’ensemble des mesures de la loi asile et immigration votées en décembre 2023 et censurées en janvier par le Conseil constitutionnel. Deux bâtons de dynamite. Rejeté au Parlement européen par le RN et les partis du Nouveau Front populaire, le Pacte asile et migration a peu de chances de trouver une majorité dans une Assemblée morcelée. Quant aux obsessions de la droite sur le retour du délit de séjour irrégulier, le décalage de l’accès aux prestations sociales, le durcissement du regroupement familial ou la remise en cause du droit du sol, c’est un casus belli pour une grande partie du Modem et des macronistes. Le président de la commission des lois, Florent Boudié (Ensemble pour la République), s’est inquiété auprès de Retailleau d’une possible chute du gouvernement en cas de passage en force sur l’immigration.
Qu’importe, Retailleau pourfend le «politiquement correct» et entend tordre le bras à ses alliés. «Je ne propose rien de plus que ce qui a déjà été voté par la majorité de Gabriel Attal il y a, encore une fois, quelques mois», soulignait-il sur France 2 le 15 octobre, oubliant que les macronistes n’ont voté ces mesures que du bout des lèvres, après un deal entre Elisabeth Borne et LR et avec la certitude que le Conseil constitutionnel de Laurent Fabius se chargerait de les biffer. Le ministre de l’Intérieur sait qu’il sème la zizanie dans le groupe EPR, dont seule l’aile droite partage ses idées. «Ce sont des mesures plébiscitées par des millions de Français. Il serait logique et de bon augure de les voter, observe le député EPR Charles Rodwell. Mais avant de voter un nouveau texte, il faut se donner les moyens d’appliquer ce qui existe déjà.» Retailleau soigne cette vingtaine de députés du flanc droit ironiquement surnommée «Solféri No». Un dîner est prévu le 7 novembre. Le patron des députés EPR, Gabriel Attal, a déjeuné avec Retailleau à la mi-octobre et se garde de prendre position tant que le contenu des lois immigration n’est pas arbitré par Matignon. «Il ne faut pas tomber dans le piège qui nous est tendu et que l’on se tape les uns sur les autres», juge un de ses proches.
Jouer les sondages contre les macronistes
«Que nos députés regardent les enquêtes d’opinion», s’agace un ministre issu de LR. «Le mandat de député est fragile par les temps qui courent, menace un lieutenant de Retailleau. Il peut y avoir une dissolution chaque année. Ce sujet de l’immigration remonte du terrain en permanence.» Sur l’immigration comme sur le reste, le ministre de l’Intérieur joue l’opinion contre les macronistes. Il répète que sa ligne «rencontre l’assentiment des Français de façon très large.» Selon un sondage Odoxa pour le Figaro, ils seraient plus des trois quarts à soutenir le rétablissement du délit de séjour irrégulier ou le durcissement du regroupement familial. «Ne s’appuyer que sur les sondages, c’est livrer le débat politique à la vindicte populiste», cingle le député EPR Ludovic Mendes. Retailleau, lui, campe sur une vieille conviction : si les gouvernants ne les écoutent pas, «les peuples les chassent et les remplacent par des démagogues et les populistes».
Mais à quoi bon promettre un durcissement migratoire que l’on sait impossible à faire voter dans cette Assemblée-là ? «Il joue aux apprentis sorciers, accuse la sénatrice PS Marie-Pierre de La Gontrie. Son objectif est politique. Cela permet d’installer dans le climat et le débat politique des sujets qu’il pense primordiaux et qui dessinent une conception préoccupante de la société française, débarrassée du multiculturalisme.» Pour Michel Barnier, les provocations du Vendéen ont l’avantage de donner des gages aux électeurs et aux députés du RN. «Le meilleur moyen d’être encore là l’an prochain, c’est de ne pas être censuré par le RN sur le budget. Il faut leur parler toute la journée de la loi immigration, avance un conseiller de l’exécutif. La question n’est pas tant d’aller au bout du texte, mais que l’immigration soit vue comme une priorité du gouvernement Barnier.»
«S’il n’y a rien à tirer de cette majorité, il ne restera pas pour rester»
Retailleau et Barnier livrent un curieux pas de deux. Le Premier ministre multiplie les marques de soutien tout en se démarquant de ses sorties les plus clivantes sur l’Etat de droit ou l’aide médicale d’Etat (AME), qu’il souhaite encadrer financièrement mais sans dire précisément à quel point il compte revoir le panier de soins concernés. Matignon insiste sur le fait que les futurs textes de loi seront «discutés collectivement» avec d’autres ministres. Mardi 22 octobre, recevant des députés LR à un cocktail place Beauvau, Retailleau a professé «une confiance totale en Michel Barnier, et réciproquement», tout en assurant avoir reçu des «garanties» sur un texte immigration. Il semble pourtant cerné par la macroniste Astrid Panosyan-Bouvet (Travail), qui l’a appelé à «un peu de nuance», ou la centriste Geneviève Darrieussecq (Santé) qui, à propos de l’AME, refuse de «traiter des symboles en urgence» dans la Tribune Dimanche : «Sinon on fait des bêtises. Je crois aux décisions politiques fondées sur l’équilibre et la raison», le tance-t-elle à demi-mot. Dans le même journal, Jean-Noël Barrot (Affaires étrangères) déconseille à Retailleau d’aborder avec le Maroc l’exécution des obligations de quitter le territoire «sous l’angle de la transaction», en mettant en balance des rétorsions sur la délivrance de visas : «Quand nous l’avons fait par le passé, cela n’a pas produit les effets escomptés.»
Après des débuts pétaradants, voilà le ministre attendu au tournant par ses adversaires, pressés de le voir réduit à l’impuissance. «Il mange son pain blanc, estime Marie-Pierre de La Gontrie. Au ministère de l’Intérieur, vous êtes très vite confronté à des drames et on vous demande des résultats. Vous avez dit des choses définitives, and so what ?» A l’Assemblée, les macronistes ont déjà commencé à le chicaner sur son budget en baisse pour 2025, notamment les crédits pour la lutte contre l’immigration irrégulière. Retailleau s’en est sorti en obtenant une rallonge de Barnier. «Très vite, il y aura un côté “tu fais des moulinets avec tes bras, mais qu’est-ce que tu fais concrètement ?”», anticipe-t-on dans les couloirs du groupe EPR. «Si on fait le constat qu’il n’y a rien à tirer de cette majorité, on verra, mais il ne restera pas pour rester», prévient un proche du Vendéen. Dans tous les cas, lui et ses idées auront gagné en audience.
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