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A l’occasion des rencontres nationales des tiers-lieux à Toulouse, retour sur ces endroits où se construisent des projets collectifs favorisant l’économie circulaire, l’insertion, l’alimentation durable…
Comment changer la société quand les finances publiques sont au régime sec (6,5 milliards d’euros en moins pour les collectivités territoriales selon le projet de loi de finances 2025) ? Où opérer les changements que les multiples crises – écologiques, sociales, démocratiques – appellent ? Le groupement d’intérêt public France Tiers Lieux (dont Libération est partenaire) avait choisi d’organiser ses deuxièmes rencontres nationales à Toulouse, aux Halles de la Cartoucherie, un ancien site industriel récemment réhabilité abritant des restaurants, une salle de spectacle, un coworking et un mix d’activités sportives et de loisirs… Bref, un tiers-lieu XXL, ou plutôt un «lieu totem», dixit la métropole de Toulouse.
Trois jours durant, des centaines de porteurs de projet, directeurs de lieux, élus ou agents publics venus de toute la France y ont débattu pour tenter de donner un avenir et une direction commune à ces objets hybrides et protéiformes que sont les tiers-lieux. «Des endroits où on se rencontre et où on a le droit d’expérimenter», des espaces «pour rêver les yeux ouverts»… Les définitions sont aussi diverses que la multitude des sites à travers le territoire (62 % sont en dehors des métropoles). Différences de projets : du fablab à la ressourcerie, en passant par l’atelier de création ou la cantine solidaire… Mais aussi de taille : «Sommes-nous trop gros pour faire tiers-lieu, avec nos 25 millions de chiffre d’affaires annuels et nos 2 millions de personnes accueillies chaque année ?» interroge Jérémy Lœvenbruck, président des Halles de la Cartoucherie. Voire de projet : dans le public, Joël Lécussan, membre du collectif d’artistes toulousains Mix’Art Myrys, a rappelé le refus de la métropole, en 2015, de voir s’installer son association sur le site de la Cartoucherie… Une vision plus commerciale du tiers-lieu en aurait-elle chassé une autre, plus alternative ? Alors que ces structures connaissent un essor net ces dernières années (1 800 en 2018, elles sont plus de 3 500 aujourd’hui), leur absence de définition ne va pas sans batailles de mots et d’idées.
«Au fondement de la vie démocratique»
Au-delà des dissensions, l’urgence et la nécessité de «faire lien» sur le terrain reviennent sur toutes les lèvres. La philosophe Joëlle Zask, invitée de l’événement, rappelle que «les lieux où l’on se rencontre, où l’on converge, où l’on échange, sont peut-être au fondement de la vie démocratique». Faisant appel à la pensée de Georg Simmel («le plaisir de la compagnie d’autrui») et de John Dewey («le cœur de la démocratie et sa garantie finale se trouvent dans la libre association de voisins, au coin de la rue, pour converser librement»), la philosophe dénonce la dérive agrobusiness et capitaliste de nos sociétés, qui se serait faite «sur la disparition des lieux où l’on discute», et voit dans les tiers-lieux des espaces permettant de recréer un nécessaire «face-à-face».
Les multiples témoignages des participants du rendez-vous ont semblé lui donner raison. A Bordanova, structure dédiée à l’éducation populaire implantée sur les rives du Gers, on travaille à «tisser des liens entre jeunes», y compris quand ils ne parlent pas toujours la même langue, avec des formations dispensées gratuitement centrées sur les métiers du bois, du maraîchage, de l’apiculture ou des énergies renouvelables. Dans cette école pas comme les autres, exilés syriens, éthiopiens, afghans, et jeunes européens apprennent les uns des autres. Se seraient-ils rencontrés sans Bordanova ?
A Redon (en Ille-et-Vilaine), le Parallèle offre un lieu d’échange et de création à «ceux qui restent», ces 18-30 ans qui ne sont pas partis pour les grandes villes, et qui sont particulièrement exposés au chômage et à l’isolement. En pratique, explique Zakaria Hamdani, qui coordonne les activités du site, on vient au Parallèle pour proposer une idée («elle peut devenir projet en une minute !»), pour y suivre une formation dispensée par un professeur, pour un café, une connexion, voire… une sieste, ou tout simplement pour une «relation d’humain à humain».
Histoire de liens, aussi, à la ferme du Rutin à Cérilly, bourg de 1 320 habitants au cœur de l’Allier. Valérie Sainrat, sexagénaire gouailleuse, accueille depuis 2017 sur une partie de son exploitation le tiers-lieu Polymorphe, créé à l’initiative de deux jeunes urbains. Déjouant les clichés, la greffe a pris. «Une ferme a toujours été un lieu de passage, ouvert aux promeneurs, aux visiteurs, aux gens du village, à la jeunesse. Elle doit le rester», défend la paysanne. L’équipe de Polymorphe organise tout au long de l’année des concerts, des résidences d’artistes, des cours de couture intergénérationnels, et développe des liens avec les écoles, les collèges, les Ehpad, les centres sociaux, les associations culturelles et environnementales déjà présentes. «C’est notre recette : on construit des projets avec l’existant», explique son codirecteur.
«Relation permanente avec les citoyens»
Bien sûr, créer des liens et entretenir des coopérations exigent du temps et de l’énergie. Sarah Rousseau, directrice du Cress Occitanie (Chambre régionale de l’économie sociale et solidaire), l’assume : le mode de décision et d’action des tiers-lieux est plus long que celui d’une entreprise privée lambda, tout simplement parce que la délibération et l’échange humain ne se font pas en un claquement de doigts. «Mais les projets coopératifs tiennent sur la longueur parce qu’ils ont embarqué tout le monde. En cas de coup dur, ils sont plus résilients», car ils sont inscrits dans un tissu de relations interpersonnelles, dans un écosystème humain.
Reste un hic, le nerf de la guerre. «Faire du lien entre les acteurs, c’est une vraie compétence qui doit être rémunérée, pas un truc qu’on fait en plus parce qu’on est sympa !» tempête la directrice du Cress. Ce n’est pas Patrick Levy-Waitz, président de France Tiers-Lieu, qui la contredirait, lui qui a pour ambition «un investissement massif de la société pour les tiers-lieux, ces fers de lance des transformations sociales, sociétales, et environnementales à venir». Alors, Sarah Rousseau appelle à bomber le torse : ce qui s’accomplit dans les milliers de tiers-lieux disséminés dans les villes et les campagnes, avec trois scotchs et deux bouts de ficelle, est nécessaire, vital pour nos sociétés. «Sans nous, ça ne tiendrait pas.»
Les élus présents lors de l’événement rejoignent son constat, semblant ainsi acter ainsi l’insuffisance, sinon l’échec, des services publics. «L’intérêt des tiers-lieux est la relation permanente avec les citoyens. Grâce à eux, le lien social est là», observe Nicole Miquel-Belaud, conseillère métropolitaine. Emilie Dalix, conseillère régionale d’Occitanie, défend le rôle de la puissance publique dans l’accompagnement des tiers-lieux : en 2023, la participation de la région s’est élevée à 12 millions d’euros. Au niveau national, presque la moitié du chiffre d’affaires des tiers-lieux, soit 430 millions d’euros, provient de subventions publiques. Mais sur le terrain, la recherche de financement est chronophage, et ses résultats restent largement insuffisants. Antoine Ruiz-Scorletti, administrateur de la Rosée, réseau régional de tiers-lieux d’Occitanie, résume le hiatus : «Si on accomplit des missions de service public, notamment en redonnant du lien social, il faut que nous en ayons les moyens !»
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