José Bové et Léna Lazare : «Pour gagner, il faut savoir créer le rapport de force»

José Bové et Léna Lazare : «Pour gagner, il faut savoir créer le rapport de force»

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Ils ont fait de la terre leur salut. José Bové, 71 ans, éleveur à la moustache légendaire, ancien eurodéputé et icône de la lutte historique du Larzac, et Léna Lazare, 26 ans, paysanne et jeune visage populaire du mouvement climat en France, échangent sur leur vision combative et politique de l’agriculture d’hier, d’aujourd’hui et de demain, tandis que se profilent de nouvelles actions d’agriculteurs en colère.

Quel regard vous portez sur l’agriculture d’aujourd’hui ?

Léna Lazare : J’ai l’impression d’un monde coupé en deux. D’un côté, des exploitants et des entreprises agricoles qui s’agrandissent et s’industrialisent à outrance. Qui sont un frein à l’installation de la nouvelle génération. De l’autre, des agriculteurs qui se rebiffent face à une situation de plus en plus difficile et aussi des jeunes qui promeuvent une vision de l’agriculture paysanne et agroécologique.

José Bové : L’agriculture dans laquelle nous sommes s’est construite dès la fin des années 50, notamment par les lois de modernisation des années 1960. C’est le début de la gestion des terres par les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), de l’accroissement du poids des banques. Les paysans sont alors pris dans un engrenage : pour rembourser, il faut produire plus ; pour pouvoir produire plus, il faut plus de terres ; et pour ça, il faut emprunter plus d’argent. C’est de cette façon qu’on est entré dans l’agriculture industrielle, complètement assumée par les pouvoirs publics et les organisations syndicales majoritaires, c’est-à-dire la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et les Jeunes Agriculteurs (JA). Un modèle qu’on qualifie pour la première fois de «productiviste» en 1982, et contre lequel je me bats depuis toujours car il ne génère que du négatif.

Qu’entendez-vous par là ?

J.-B. : On le voit avec les pesticides et les nitrates, avec la baisse de qualité des aliments, que la mondialisation accentue. Notre horizon est bouché. Mais j’ose espérer que la pyramide des âges va participer à la construction d’un autre modèle et d’un avenir meilleur : plus de la moitié des agriculteurs partiront à la retraite d’ici à 2030. Cela doit profiter à l’agriculture paysanne, promotrice de fermes à taille réduite, du respect de l’environnement, du bien-être animal. Pour pouvoir s’implanter et de se développer de manière plus massive et pérenne sur les territoires, les paysans doivent mener un combat lieu par lieu. Car si nous avons gagné la bataille de l’opinion publique, cela ne se traduit pas dans une modification radicale du modèle européen ou national.

L.L. : Cela reste un point fort pour mobiliser et aider non seulement les jeunes générations à s’installer, mais aussi certaines fermes à sortir de l’agro-industrie. Si la société mène des actions de désobéissance civile – comme ce fut le cas par le passé avec la lutte contre l’extension du camp militaire du Larzac, le démontage du McDo de Millau contre l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dans le cadre du conflit du bœuf aux hormones, ou les faucheurs d’OGM –, les choses peuvent avancer très vite.

C’est la meilleure arme pour lutter ?

J.B. : Pour gagner, il faut savoir créer le rapport de force. La désobéissance civile est l’un de ces outils : on désobéit à une loi en évoquant toujours un droit supérieur, celui de l’intérêt général. Ça passe par une atteinte à la propriété privée ou aux biens, mais ça s’inscrit toujours dans le cadre d’un mouvement d’action non-violente. J’insiste aussi : la stratégie d’action doit être claire. On ne peut pas voir certains balancer des cocktails Molotov et d’autres encercler pacifiquement, fatalement, ça va se terminer dans une bataille sans nom, et ce sera en faveur du pouvoir politique et répressif. J’estime par ailleurs qu’il faut assumer l’action de bout en bout. Lors du fauchage illégal des champs OGM à la fin des années 90, on a donné aux gendarmes la liste de tous les participants et chacun d’entre eux avait, au préalable, signé une charte d’engagement qui précisait les potentielles poursuites pénales. Les procès, la prison font partie de la mobilisation. On ne s’est jamais cachés, on n’a jamais été masqués, et Nicolas Sarkozy a fini par signer cette loi sur l’interdiction des OGM.

L.L. : Il est vrai qu’à Sainte-Soline des militants sont venus masqués pour «désarmer» une mégabassine, car ils ne voulaient pas être impliqués dans un procès médiatique. Et puis ce sont souvent les mêmes qui prennent des risques juridiques. On veut éviter d’avoir des centaines d’interpellations et reproduire des situations passées. Le groupe Extinction Rebellion a connu énormément de poursuites, ce qui a épuisé leurs finances et leurs militants. On essaie de trouver le bon équilibre. En tout cas, je crois très fort en la stratégie de la composition.

C’est-à-dire ?

L.L. : Pour moi, il n’y a pas un unique mode d’action, et c’est bien leur complémentarité qui nous a permis de gagner des batailles dans le mouvement climat. On a aussi beaucoup débattu sur la notion de violence /non-violence au Conseil d’Etat lors de la dissolution des Soulèvements de la Terre. J’aime beaucoup le terme de «contre-violence» de Françoise d’Eaubonne, pionnière de l’écoféminisme et adepte du sabotage. Elle souligne qu’il existe différentes violences et tente de faire comprendre leurs origines. C’est plus enrichissant que de sombrer dans le récit criminalisant de l’Etat et, parfois, des médias.

J.B. : Il nous est arrivé ici, en Aveyron, je ne dirais pas de séquestrer, mais de garder avec nous le président de Lactalis, qui était à l’époque Michel Besnier. Les gendarmes qui sont venus le libérer ont serré la main de tous les manifestants…

La répression vous semble-t-elle plus forte que par le passé ?

J.B. : Je ne remarque pas de changement dans la violence d’Etat. Elle est la même. On fait face aux CRS qui gardent les champs, aux chiens policiers qui mordent les manifestants et aux hélicoptères qui balancent des grenades lacrymogènes ou assourdissantes. On a été arrêtés et condamnés. Je suis allé quatre fois en prison. C’est dans la logique de l’Etat d’essayer de casser un mouvement. Mais il y a toujours un moment de bascule où la légitimation de la violence d’Etat ne passe plus.

L.L. : Beaucoup de gens de ma génération ignorent la violence des luttes passées, celle de Sivens avec la mort de Rémi Fraisse en 2014, ou, si on remonte encore plus loin, la mort de Vital Michalon à Creys-Malville en 1977. Voilà pourquoi il est important de perpétuer et transmettre la mémoire. Toutefois, depuis 2018, j’ai remarqué un gros changement dans le mouvement climat, promoteur d’une désobéissance civile majoritairement symbolique. Au début, on subissait peu la violence policière et on partait rarement en garde à vue. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Il y a presque un an, les agriculteurs manifestaient leur colère. Et la FNSEA a annoncé une nouvelle mobilisation nationale. Quel est votre sentiment ?

L.L. : Soyons clairs, le mouvement agricole de janvier 2024 a été lancé par des éleveurs du Sud-Ouest. Les revendications initiales portaient sur le revenu et non sur le volet écologique, comme on a pu le faire croire. Malheureusement, le débat médiatique a été accaparé par la FNSEA. Aujourd’hui encore, cette remobilisation n’est pas anodine : les élections aux chambres d’agriculture approchent… N’oublions pas que le syndicat majoritaire a été très critiqué lors de la première opération.

J.B. : Les manifestations se sont déroulées en France ainsi que dans plusieurs autres pays européens. Depuis 2009, on note des avancées pour changer le modèle, mais le lobby agro-industriel européen ne peut s’y résoudre. Leur pression a payé : en quelques semaines, tous les projets les plus vertueux sur les pesticides ou l’environnement ont été suspendus ou abandonnés. En France, le projet de loi agricole n’a pas pu aboutir à cause de la dissolution de l’Assemblée nationale. La mobilisation est redémarrée de manière totalement artificielle par la FNSEA, qui essaie désormais de cristalliser la contestation sur les accords de libre-échange avec le Mercosur. Mais c’est un subterfuge pour renégocier auprès du gouvernement toutes les mesures qui lui tiennent à cœur.

La cassure entre agriculteurs et écologie est-elle réelle ?

J.B. : On a assisté à un mouvement agricole poujadiste qui s’est appuyé sur la misère vécue par les gens sur le terrain pour casser tout ce qui est en train d’évoluer afin de changer le modèle actuel. Selon moi, il vise à radicaliser l’opposition entre agriculture, paysan et écologie. Comme si l’industrialisation du monde n’avait rien à voir avec le réchauffement climatique, que c’était le problème des seuls écologistes. Les médias ont leur part de responsabilité dans la tentative de la FNSEA et de la Coordination rurale de ramener l’opinion vers le principe d’une écologie punitive. Les autres forces, syndicales ou autres, doivent faire leur part et expliquer que le mode de production agricole et l’environnement se coconstruisent, mais sans perdre de vue la question économique et sociale.

L.L. : Personnellement, je fais la distinction entre les cadres de la FNSEA et ses adhérents. Entre les «agrimanagers» et les paysans. Arnaud Rousseau, l’actuel président du syndicat majoritaire, est l’un des plus illustres représentants de ces «agrimanagers». Il a le statut d’agriculteur mais n’exerce plus le métier. C’est un gérant d’entreprise, qui a pour but de maximiser les profits. Il n’a donc pas d’intérêt à tendre vers plus d’écologie. Mais aucun «vrai» agriculteur n’est content de mettre des pesticides dans son champ. Il est le premier à prendre des risques pour sa santé. A se préoccuper de l’adaptation au dérèglement climatique.

Comment convaincre les plus sceptiques ?

J.B. : Sur le plateau du Larzac, on a poursuivi l’achat de terres afin de conforter des petites fermes et d’installer des jeunes. La quasi-totalité de ces exploitations est en agriculture biologique. Et ça n’a pas eu de conséquences sur l’avenir des fermes, bien au contraire. Les gens vivent correctement. Ici, c’est la vie sociale qui crée l’activité économique et pas l’inverse. Il n’y a jamais eu d’opposition à ce modèle. Pourquoi ? Parce que cette histoire vieille de cinquante ans a apporté de la cohérence et de l’adhésion. Pour preuve, on enregistre 25 % de paysans en plus sur notre territoire.

L.L. : Pour moi, s’engager dans une démarche écologique est synonyme d’indépendance. En agriculture conventionnelle, on est souvent tributaires de tout un tas d’acteurs du complexe agro-industriel. C’est là que commencent les difficultés économiques. A contrario, lorsqu’on produit de la nourriture pour ses animaux, qu’on n’utilise pas de pesticides ou d’engrais, on sait à quoi s’attendre financièrement. Changer de modèle a non seulement des avantages économiques de court et moyen termes, mais améliore aussi les conditions de travail et de vie.

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