:quality(70):focal(1171x1347:1181x1357)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/liberation/5EZ3OI4TJNDU7DWQPACBH3YT4Y.jpg)
Documentaire
Dans son documentaire «Interceptés», la cinéaste ukrainienne Oksana Karpovych diffuse des dialogues de soldats russes avec leurs proches restés au pays. Une plongée vertigineuse dans la psyché d’hommes ordinaires devenus des assassins.
C’est une autre façon de raconter l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le documentaire de la réalisatrice ukrainienne Oksana Karpovych est un objet étrange et envoûtant. Interceptés superpose une bande-son tissée des conversations téléphoniques entre des soldats russes dans les tranchées et leurs proches en Russie et les images d’une Ukraine dévastée par la guerre. «Créer un clash, une dissonance cognitive», telle est l’ambition de la réalisatrice, qui a trié les milliers d’appels interceptés par les services de renseignement ukrainiens.
Ennemi imaginaire
A l’écran, des immeubles éventrés, criblés d’impacts, des montagnes de gravats, des routes défoncées, des ponts qui ne mènent plus nulle part, des vieillards dans des sous-sols… Les images défilent, à travers la fenêtre ou le pare-brise d’un véhicule, alternant avec de longs plans fixes, cartes postales parfaites, seulement traversées par le souffle du vent qui soulève des lambeaux de rideaux… Minimaliste, sans autre ressort dramatique que le contraste entre ce que l’on voit et ce que l’on entend, Interceptés documente avec précision l’absurdité de la guerre que Vladimir Poutine a déclenchée il y a bientôt trois ans.
C’est un road trip, du nord au sud et dans l’est du pays, sans indication géographique qui, somme toute, importe peu puisque la guerre a touché toute l’Ukraine, dont aucun recoin n’a été épargné. Sur ces images qui parlent pour elles mêmes sont posés des dialogues, laconiques, hachés par l’émotion, la fatigue, l’ennui. Des propos virulents, hargneux, haineux, de Russes abreuvés de propagande. Et de furtifs instants de lucidité, d’empathie, de doute… Une plongée vertigineuse – et rare – dans la psyché d’hommes ordinaires devenus des occupants et des assassins, partis combattre un ennemi imaginaire, «sauver» les Ukrainiens, et qui parfois déchantent.
«Petit imbécile»
«On prend des raclées et on doit reculer», dit l’un. «Mais, en Russie, on nous dit que vous prenez les villes l’une après l’autre», lui répond une voix de femme. A l’autre bout du fil, il y a celles qui les attendant à la maison, en regardant la télévision. Un autre raconte, hébété, sans reprendre son souffle, comment il exécute, pêle-mêle, militaires, civils, «sans pitié pour personne», à bout portant… «Bien sûr mon lapin, ce sont tous des traîtres», le rassure une voix aimante. A l’image, un homme en salopette s’affaire dans le jardin de sa maison amochée par une explosion…
Un pan d’immeuble effondré, des vitres soufflées, une vieille femme dans son appartement décharné… «Moi j’ai pas pitié d’eux, ils ont choisi eux-mêmes leur sort», dit une voix féminine. «Moi non plus, répond l’homme, les civils, je n’ai pas pitié, ceux qui le voulaient sont déjà partis, les autres…» «On peut les abattre», termine-t-elle la phrase. Souvent, les propos les plus virulents, les plus insoutenables, les plus inhumains sont tenus par les proches en Russie, loin des combats. Depuis le front, les voix sont moins assurées, le doute affleure, la fatigue aussi. «Tu crois que Poutine pense au peuple ? C’est le territoire qui l’intéresse. Et le pouvoir», dit un soldat, traité alors de «petit imbécile» qui «ne comprend même pas ce qu’il est en train d’accomplir» : «Vous défendez votre peuple, nos frontières, pour que les Américains n’installent pas d’armes nucléaires !», rétorque la voix (de sa mère ?) dans le combiné. Autre dialogue : «Je tue des gens, maman. – Mais est ce que ce sont vraiment des gens ?»
Leave a Comment